Eric Bouvet : "Tout le monde ne peut pas être photographe" - Destination Reportage

Eric Bouvet : « Tout le monde ne peut pas être photographe »

Eric Bouvet Toulouse 2014

Dernièrement, j’ai eu la chance et le plaisir d’interviewer le photographe Eric Bouvet, un grand nom du photojournalisme, ancien de l’agence Gamma, cinq fois lauréat du « World Press Photo » et également fascinant globe-trotter.

Cela fait plus de 30 ans que tu es photographe professionnel, pourquoi avoir choisi ce métier ?

Eric Bouvet : J’ai commencé la photographie comme amateur avant de véritablement en faire mon métier. Lorsque j’étais à l’école, j’étais bon en dessin, j’aimais bien l’histoire, l’aventure, ce qui se passait dans le monde… Je me suis toujours intéressé à l’image fixe. J’ai appris la photographie en autodidacte, en lisant des bouquins et à l’époque, le magazine « Photo Reporter ». Je rêvais en regardant les photos de ces photographes. Mon leitmotiv a rapidement été de rentrer à Gamma.

Tu intègres cette prestigieuse agence à seulement 20 ans, comment cela s’est déroulé ?

En fait, je suis entré à Gamma par ce qu’on appelle la « petite porte », c’est à dire le labo. Tous les jours, j’arrivais à l’agence à 5h du matin pour plonger les films de tous les photographes en mission dans le monde entier ! Et puis ce qui était complètement incroyable, c’était d’avoir les clés de l’agence et de l’ouvrir tous les matins !

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© Eric Bouvet 

Et puis tu es devenu photo-reporter…

Oui. Cette période n’a pas duré longtemps, car on m’a rapidement donné ma chance et j’ai enfin pu « prendre les Boeings ». A l’époque, tu étais le « King » quand tu montais dans un 747 ! C’était tout simplement incroyable d’être parachuté à l’autre bout du monde, les gens te respectaient.

Aujourd’hui, on dit que le photojournalisme est un métier plus dangereux qu’avant, mais ce n’est pas vrai. Avant, tu partais seul, sans moyen de communication et pendant plusieurs semaines sans donner de nouvelles.

Avec le recul, je ne sais même pas comment j’ai fait pour me sortir de situations dingues.

Quel a été le reportage qui t’a le plus marqué ?

C’est sans doute la mort de la petite Omayra en 1985 lors de l’éruption du volcan Nevado del Ruiz en Colombie… J’ai fait 5 minutes de photos et je suis allé vomir… En rentrant, on m’a insulté, mais pourtant j’ai fait le choix de ne faire que du plan large, à l’inverse des autres…

Tu es ce que l’on appelle un « témoin de l’Histoire » car tu as vécu et photographié de grands événements marquants, quel regard portes tu sur ces dernières années ?

Aujourd’hui je suis réellement photographe car je commence à bosser plutôt bien. Avant je ne me rendais pas compte de la force de l’image.

Je ne suis pas heureux de ce que j’ai fait, par rapport à ce que j’ai donné physiquement et psychologiquement. Aujourd’hui je me sens plus mûr et j’ai des regrets de ne pas avoir eu ce regard plus tôt.

Que penses-tu de la jeune génération de photo-reporter ?

D’abord ces jeunes sont pour la plupart bien meilleurs que moi. Ils sont arrivés avec internet et le numérique et ont tout bouleversé. A la fois ils me bouffent et en même temps me nourrissent. C’est grâce à eux en partie  que j’évolue. Ils sont plus mûrs que moi à mon époque, car ils sont mieux informés. Il y avait moins d’images à l’époque.

Quand tu commences ce métier, tu regardes ce qui a été fait, tu te nourris des images des autres et ton oeil les critique, les analyse, les digère, et tu te dis, c’est ça que j’aime ou que je n’aime pas. Et puis, la photographie, c’est des modes. On ne photographie pas de la même façon dans les années 80 qu’aujourd’hui, et c’est tant mieux. Les tendances évoluent également dans les magazines.

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Justement, est ce que tu penses que les magazines de grand reportage et de voyage ont perdu de l’intérêt du fait de la démocratisation de la photographie ?

Les gens continuent à lire des magazines comme « Géo » ou « 6 mois » parce que c’est bien fait. Mais force est de constater que les gens ne profitent plus du moment.

Il n’y a qu’à observer un concert : tout le monde à son téléphone en l’air ! Ou dans un car de touristes, il y a des photos dans tous les sens.

Nous sommes inondés d’images, notamment sur Facebook, c’est à vomir ! Tout le monde à besoin de montrer qu’il est là avec ses photos…

Quel est le problème ? La technologie ?

C’est bien la technologie, c’est formidable de ramener des souvenirs, mais ce n’est pas une raison pour faire n’importe quoi.

Le numérique c’est le gratuit, c’est le consumérisme, c’est appuyer sur un bouton, encore et encore. Mon leitmotiv, c’est de n’appuyer qu’une fois, parce que je n’ai pas envie de perdre du temps sur l’ordinateur. Cela ne m’intéresse pas de tourner autour de mon sujet.

Quels conseils donnerais tu au voyageur qui veut prendre de meilleures photos ?

Ne pas s’embêter avec le matériel ! Prenez un appareil léger pour prendre de petites images pour le plaisir. L’objectif ne doit pas être de chercher à refaire une carte postale et de ramener des kilomètres de trucs mal faits.

Et puis, ce n’est pas parce qu’il ne fait pas beau que le souvenir va être mauvais. J’ai fait mes meilleures photos par mauvais temps.

Mais le plus important, c’est de respecter la lumière. A cause des logiciels comme Photoshop, les gens déclenchent en pensant qu’ils vont retravailler leurs images, ce qui donne des choses mauvaises, sans contraste…

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 © Eric Bouvet – « Burning Man »

Tu donnes des cours de photographie à travers des « workshop », peux tu nous en parler ?

Je donne des conseils à des groupes de 6 à 12 personnes en fonction des lieux. Il n’y a pas de niveaux demandés, d’ailleurs je trouve cela absurde car comment peut-on se donner une note soi-même ? L’essentiel c’est le partage et la découverte.

A ce jour, j’ai eu plus de 600 stagiaires. Cela coûte 185 euros la journée à Paris pour les sessions de groupe et 350 euros en session individuelle. Je suis très content de pouvoir partager mon expérience, même si cela fait que je fais de moins en moins de prises de vue.

Certains pensent que tu es un privilégié du fait de ta carrière et de ta reconnaissance dans un univers de la presse en crise…

C’est difficile pour tout le monde et ce n’est pas parce que je connais les rédacteurs photos des magazines que je travaille plus que les autres ! J’ai deux enfants en fac, un loyer à payer et un frigo à remplir.

Aujourd’hui je ne peux plus bouger le petit doigt, il n’y a plus de garanties pour les reportages, je reste chez moi et je regarde les autres partir…

Il me faut donc me motiver et trouver des sujets différents. Faire autre chose… Mais c’est comme dans tous les métiers, on pousse les vieux dehors…

C’est à la fois compréhensible mais difficile à accepter. Surtout quand les rédacteurs photos te disent qu’ils te font plus confiance car je suis toujours rentré avec une histoire et que je sais raconter. Quand on est jeune on a moins d’expérience pour le récit, c’est normal. Même chose pour l’éditing, ça s’apprend avec les années.

Tu as quand même reçu de nombreux prix prestigieux, comme par exemple le World Press Photo ou le Visa d’Or pour ne citer que ces deux…

Je n’ai jamais couru après les prix, mais j’aurais pu en avoir plein d’autres. Je suis super content lorsque j’en reçois un, mais ce n’est pas ça qui va me donner du travail… Peut être que pour un jeune c’est différent, car ça va le propulser.

Eric Bouvet Toulouse 2014

Tu travailles essentiellement avec deux appareil Fujifilm, pourquoi ce choix ?

Pour moi la liberté est le plus important. Je peux me promener partout avec mes deux petits boîtiers, je n’ai presque pas besoin de sac, c’est l’idéal ! Cela me permet de faire des images qui me conviennent.

Je n’utilise quasiment qu’un 35mm et un 50mm pour ne pas détruire la scène que je photographie. Cela me permet de vivre ce que je photographie, je suis avec les gens, je vis avec eux.

Est ce que tu fais partie des photographes professionnels qui utilisent leur smartphone pour photographier ?

Très rarement. Je l’utilise pour me souvenir d’un truc ou pour mettre une bricole sur Facebook. La focale de l’appareil photo d’un téléphone ne me correspond pas. Il y a des gens qui pensent être des artistes grâce aux applications comme « Hispamatic », mais je les mets au défi de faire les mêmes images sans le filtre.

Tout le monde ne peut pas être photographe, construire une histoire, savoir regarder, tout simplement. Moi je ne suis pas architecte, ni médecin, ni comptable, ni plombier, ni aucun autre métier, je suis photographe.

Plus d’information sur Eric Bouvet et son travail : www.ericbouvet.com

 



photographe professionnel
Fred
Photoreporter professionnel pour la presse magazine (Paris Match, VSD, le Figaro Magazine, le Pèlerin, Géo Ado, Stern, etc...)
7 commentaires
  • Tof
    Mai 9,2018 at 21 h 37 min

    Interview très intéressante, avec une quasi mise à l’écart du côté technique et matériel, et où l’humain prend une grande place (en tout cas c’est comme ça que j’ai ressenti l’interview)

  • […] les interviews de Eric Bouvet, Ulrich Lebeuf (Myop), Lionel Charrier (Libération), Wilfrid Estève (Hans Lucas), Balint […]

  • […] Eric Bouvet : « Tout le monde ne peut pas être photographe » […]

  • […] A découvrir chez Destination Reportage. […]

  • Fred
    Jan 24,2015 at 7 h 12 min

    Très bonne interview et excellentes images.
    Un petit détail : le Fuji X-T1 n’est pas un reflex. 😉

  • Laurent
    Jan 23,2015 at 23 h 32 min

    j’ai eu la chance de travailler avec Eric lors d’un workshop à Arles et j adoré le bonhomme pour son authenticité et humilité. Je pense que c’est avec Eric que j’ai vraiment compris l’importance de l’editing.

  • Jan 23,2015 at 22 h 32 min

    Voir l’esquisse du triumvirat de la photographie avec le courage du professionnel, l’espérance de l’amateur et la justice de l’artiste: http://bit.ly/1tBPdy4

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