Wilfrid Estève (Hans Lucas) : "Réfléchir en termes de narration et donner de la profondeur à sa production" - Destination Reportage

Wilfrid Estève (Hans Lucas) : « Réfléchir en termes de narration et donner de la profondeur à sa production »

A l’occasion du dernier Visa pour l’Image, LE festival international du photojournalisme de référence, j’ai eu le plaisir d’interviewer Wilfrid Estève. Ce professionnel de l’image possède un très impressionnant CV à rallonge, et notre échange a été tellement riche, que j’ai décidé de vous proposer non pas une, mais deux interviews de ce photographe, enseignant et producteur reconnu.

Dans le premier « volet », j’avais interrogé Wilfrid sur son rôle de président de l’association reconnu d’utilité publique « Freelens » et sa vision du photojournalisme.

Dans cette deuxième partie, nous parlons de la boîte de production qu’il a monté et qui est rapidement devenue une référence dans l’univers de la photo de presse, à savoir la structure Hans Lucas.

L1000377_(Pierre Faure et Wilfrid Estève)

Pierre Faure et Wilfrid Estève photographiés dans le cadre des rencontres d’Arles.

« Destination Reportage » : Qu’est ce que Hans Lucas ?

Wilfrid Estève : Au départ c’est une boîte de production dédiée aux formats multimédia dans lesquels la photographie est dominante. Le studio a été monté par deux photographes, Virginie Terrasse et moi-même, Lorenzo Virgili nous a rejoint en 2009. Nous nous complétons assez bien au niveau des caractères et des compétences.

Depuis 2006, nous avons produit une douzaine de webdocumentaires et près de 180 court-métrages photographiques sont présents sur notre chaîne « Vimeo ». En 2009, nous avons ajouté une activité au studio, la formation continue et initiale. Nous avons notamment participé à la création de trois diplômes universitaires en photojournalisme, photographie documentaire, réalisation vidéo & écritures transmédia et avons un fort partenariat avec le CFPJ Médias. Depuis cette année, nous organisons en partenariat avec le GRAPH-CMI et le 3e RPIMA un stage en zone de tension à Carcassonne. Par ailleurs un master en photojournalisme est en cours de création avec l’Université de Perpignan.

En 2011 nous avons décidé de développer une troisième activité toujours en lien avec la photographie : la création d’une plateforme collaborative et de diffusion. Son fonctionnement est réalisé de manière horizontale, l’ensemble des membres (près de 160 photographes) sont impliqués dans sa gouvernance. Sans être une “usine à gaz”, les échanges sont nombreux et respectueux. Chacun réalise un retour du marché qu’il connait ainsi que de sa pratique professionnelle (nous réunissons l’ensemble des écritures, de la photographie plasticienne au photojournalisme). Les “lucasiens” se cooptent beaucoup sur la plateforme, ils n’hésitent pas à se recommander auprès de clients ou à se proposer du travail.

Hans Lucas a souvent été précurseur et à contre-courant, le côté laboratoire expérimental et électron libre nous anime. Avec la communauté nous cherchons à créer des alternatives et du lien.

La création de la plateforme correspond au moment où nous sommes partis de l’agence Myop avec Virginie Terrasse.

Pourquoi ce départ ?

Parce qu’il y avait un certain nombre de choses que nous n’avons pas pu faire au sein de la structure (je précise que le projet Myop, n’avait rien à voir avec celui de la plateforme d’Hans Lucas). Je suis arrivé en tant que co-directeur (en plus de photographe) avec un plan sur trois ans sur ce que je souhaitais insuffler à l’agence Myop en tant que structure. Hans Lucas avait un tiers du capital de l’agence.

Même s’ils ont validé le plan à notre arrivée et que beaucoup de points ont évolué durant deux ans, certaines choses étaient compliquées dans le fonctionnement. En 2010 nous avons décidé d’un commun accord de nous retirer de Myop, de développer une plateforme et un logiciel à l’intérieur d’Hans Lucas

Le regard que j’ai sur Myop est bienveillant, aujourd’hui je continue d’être en étroite relation avec des membres du groupe. Tout comme Tendance Floue, la structure est une référence et je les en félicite. 

Photo de Gaël Turpo

Quelle est la relation entre le studio et ses photographes ?

Avec le studio, nous accompagnons beaucoup les photographes. La mise en relation est aussi primordiale. Si le photographe n’est pas « coopté » avant de se présenter à l’iconographe, cela peut-être compliqué… On oublie souvent que les éditeurs photos sont très sollicités et parfois de manière maladroite.

Hans Lucas est une interface entre ses membres et les rédactions. A la fois une filtre et une boite à outil numérique. Nous pouvons intervenir sur l’ensemble du processus d’un photographe : réalisation d’un folio, d’un synopsis, d’un dossier d’aide, mise en relation avec les clients, prise de rendez-vous, facturation, diffusion d’archives, personnal branding… L’idée est d’émanciper les membres et de les rendre autonome. D’ailleurs rapidement, ils aident les nouveaux membres et participent indirectement aux démarchages. Il y a un fort esprit d’entraide.

Chaque nouveau membre reçoit une bible littéraire (document assez répandu dans les sociétés de production et projets audiovisuels) sur ce que nous sommes et proposons.

Dans l’introduction, j’ai repris un extrait de mon édito de “Photojournalisme à la croisée des chemins”, nous annonçons clairement les intentions de la plateforme collaborative et de diffusion :

“Aujourd’hui, nous devons tous adopter une philosophie de l’action. Nous ne devons plus nous accrocher à notre passé comme à un bouclier ; pointons-le au contraire comme le fer de lance de notre évolution. Notre profession se doit d’anticiper les changements plutôt que de les subir.

Pour ma part, je vous dirai que rien n’est joué d’avance. Même si le pouvoir d’empêcher n’oblige jamais à rendre des comptes, alors que celui d’avancer nécessite constamment de se justifier, il nous appartient d’écrire ensemble notre avenir. D’aller contre l’isolement, de résister et de contribuer à bâtir un autre modèle.

Le débat est simple : Doit-on continuer à alimenter la réalité virtuelle de fonds d’images toujours plus volumineux ou bien créer et imposer une structure de distribution indépendante avec une réelle politique éditoriale ? L’enjeu est de taille pour les photographes. Il est temps que chacun prenne ses responsabilités et que l’on arrête de se lamenter. Nous sommes économiquement trop faibles pour nous entretuer ; une telle ambition n’est possible que sur la base de l’union et de l’ouverture. Aucun succès ne peut être bâti sur l’immobilisme et il ne peut y avoir de solution ni maintenant, ni demain, ni jamais, si nous ne sommes pas capables de nous additionner.”

En quoi correspond le logiciel que vous développez au sein de la plateforme ? 

Ce logiciel s’appelle Hermès, il a des allures d’un WordPress. Depuis 2010 nous le développons au jour le jour et l’adaptons aux pratiques d’un photographe. C’est un budget important, Hermès propose de nombreuses fonctionnalités à nos membres, notamment d’envoyer des fichiers sur PixPalace, mais aussi de transférer des lots de photographies à des clients, de faire des galeries téléchargeables en mode privée, d’avoir une boutique en ligne, de générer un magazine en ligne interactif… Au-delà de cela, il est totalement sécurisé et fait office de sauvegarde.

Quel est ton point de vue sur la photo mobile et ce qu’on appelle l’iphonographie ?

Aujourd’hui les mobiles possèdent de très bonne résolution, en tant que tel c’est un bel outil. Il y a des “iphonographes” ou “Instangramers” au sein de studio hans lucas, c’est un pratique qu’ils font en plus, en complément d’une série. Il s’agit d’une photographie décomplexée, souvent une photographie de rue ou alors assez intime.


Est ce que la vidéo est l’avenir du photojournalisme ?

Oui mais pas que. D’une part l’appareil photo permet deux écritures, celle de l’image fixe et celle de l’image animé, et d’autre part, cela ouvre la porte à plusieurs marchés et demandes.

Ce qui est intéressant aujourd’hui c’est de voir que la photographie existe en toute pertinence dans les réalisations audiovisuelles et qu’elle peut vivre de manière non redondante dans la presse ou l’édition. De belles complémentarités existent aussi dans les festivals, galeries ou musées : projections et installations sonores peuvent compléter une exposition.

Qu’en est-il des agences de presse ?

C’est compliqué car elles restent principalement sur le marché de la diffusion photo, qui est complexe et a beaucoup évolué depuis les années 90. La plupart ont quitté le terrain de la production et restent sur la diffusion de fonds d’images.

Pour moi la “crise du photojournalisme” est un mot valise qui ne veut trop rien dire et profitent à certains. Disons qu’il y a un marché qui s’est à la fois ouvert ou réduit si on continue d’avoir les mêmes pratiques qu’en 90.

Tout ce qui est de l’ordre des galerie, des collections, de la production audiovisuelle, multimédia, interactive, demande une expertise particulière, une manière différente d’aborder la production et la diffusion.

D’où l’essor de collectifs dans les années 90 comme Tendance Floue ou L’Oeil Public, la création de plateformes de diffusion comme Fédéphoto dans les années 2000, de la coopérative Picturetank ou de petites agences dirigées par des photographes ou des éditrices, je pense à Myop ou Signatures. Cela correspond à des pratiques plus « libérées » dans lesquelles les photographes se reconnaissent plus. La plupart en avaient marre d’être soit mal représentés ou de ne pas être en direct avec les éditeurs photo. En réaction ils ont créé des structures plus « autonomes » et protéiformes. 

Photo de Xavier de Torres

Est ce que ça va remplacer l’agence ?

Non, je pense que l’agence restera mais évoluera plus vers un statut d’agent. Nicolas Pasco est un bon exemple avec “Pasco and Co”. En toute logique il devrait quitter le champs du portrait et proposer aussi des séries documentaires ou créatives. Tout comme Signatures s’est aventuré avec succès dans le domaine de l’exposition.

Aujourd’hui, il a y la place pour des structures hybrides pour les photographes, dans laquelle il peut être à la fois en relation directe avec les rédactions, accompagné dans des projets et diffuser très correctement ses archives.

C’est important d’avoir un pied dans les rédactions parce que c’est comme cela que l’on palpe le pouls du marché. On sait ce que cherchent les médias, comment ils fonctionnent, on peut anticiper la demande, être force de proposition. Le photographe n’est plus simple “spectateur” mais “acteur” de son activité dans les médias.

Les problèmes récurrents de 3/4 des agences sont une certaine opacité (suivi des publications aux photographes, prix des photographies…) et le manque de relationnel avec les photographes diffusés. L’idéal est d’être à la fois présenté aux rédactions, accompagné dans ses projets et diffuser ses archives.

Pour finir, est ce que tu peux partager quelques conseils photo pour les lecteurs du blog ?

Une chose importante, c’est la préparation, réfléchir à ce qu’on va faire… Dans quel état esprit ? Quel sens donner à sa démarche ?

En gros réfléchir en termes de narration et donner de la profondeur à sa production. Il y a de nombreuses pistes d’inspiration comme, par exemple, partir sur les traces d’un roman ou d’un écrivain, suivre les publications d’universitaires… Il faut avoir une cohérence dans le récit ou dans une problématique, un fil conducteur, parce qu’il n’y a rien de plus pénible que de voir des projections de photos individuelles d’illustration qui se succèdent.

En photographie de voyage, les amateurs ou les jeunes photographes présentent typiquement des photos d’enfants à « tire larigot » qui les regardent et sourient… C’est dommage parce qu’il y a tellement d’autres choses à faire. Ne serait-ce que de réfléchir à “sa” lumière.

Les jeunes photographes ne préparent pas forcément les conditions de leur prise de vue. Si tu t’aventures hors des sentiers battus, tu peux appréhender différemment le lieu dans lequel tu es. Avec ton propre point de vue. Il faut chercher ce que l’on a envie de dire, réfléchir à sa photographie. Ce travail touche autant le fond que la forme. L’essentiel étant de trouver sa propre écriture.



photographe professionnel
Fred
Photoreporter professionnel pour la presse magazine (Paris Match, VSD, le Figaro Magazine, le Pèlerin, Géo Ado, Stern, etc...)
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